Jeudi 7 novembre 19
Ulysse se déplace jusqu’au Théâtre de l’Onde, dans les embouteillages de Vélizy, pour voir ce spectacle qu’il avait manqué l’année dernière à l’Odéon, et dont deux de ses amies lui avaient dit qu’il les avait bouleversées.
Tout commence en 1999, dans une salle de restaurant vietnamien de Paris, reconstitué de manière très réaliste, ce qui crée un premier effet de surprise.
A jardin, la cuisine, à cour une estrade avec un micro pour chanter en karaoké. Au centre, les différentes tables de la salle. C’est rare, finalement, au théâtre, un tel hyper-réalisme, qui donne pourtant une telle impression de théâtralité par le jeu des éclairages. On se croirait devant le décor d’un film.
Et puis on se croirait dans un roman parce qu’une voix off va commencer à nous raconter l’histoire des personnes qui sont devant nous dans ce restaurant, tandis qu’apparait sur un ruban lumineux le titre d’un chapitre. Il y a là un jeune homme, manifestement français, qui fête l’anniversaire de sa mère, vietnamienne d’origine. Il ya aussi deux autres personnes, Marie-Antoinette, la propriétaire du restaurant, et Hao, un vieil ami. Ce sont leurs trois histoires qui vont nous être racontées, par la serveuse presque silencieuse dont nous entendons parfois la voix off.
Et puis on se croirait au théâtre. Parce que ce début n’est que le fin et que nous allons remonter jusqu’en 1959, dans une autre salle de restaurant, dans la ville qu’on appelait alors Saïgon. Le récit va faire des allers-retours entre 1959, le départ des derniers français après la défaite militaire, et cette même année 1999, où le pouvoir communiste permet enfin aux exilés de demander un visa pour revenir au Viet-Nam.
Marie-Antoinette, à qui l’on a donné un prénom d’impératrice, cherche désespérément la vérité sur son fils disparu alors qu’il était parti chercher du travail en Europe juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale ; Hao, pour avoir chanté dans des cabarets français, va être contraint par les nationalistes à l’exil et devra laisser derrière lui son grand amour ; enfin la mère du jeune homme accepte de suivre un soldat français, grand baratineur devant l’éternel, qui lui promet que sa vie en France sera le paradis et qui sera bientôt le seul à croire à ses bobards.
Ce spectacle évoque les ravages de l’histoire, bien sûr.
Mais il propose aussi une réflexion subtile sur les différences psychologiques de réaction : la pudeur vietnamienne (dont parlait Françoise Grard dans Printemps amers) fait qu’on ne veut pas imposer son chagrin aux autres pour ne pas les rendre tristes à leur tour et qu’on souhaite rester digne en toute circonstance. D’où une difficulté à se confier. Le fils en souffre. En bon français, il élève la voix, il se met en colère, il reproche violemment à sa mère de ne rien lui raconter, de ne savoir lui montrer son amour que par des recommandations agaçantes de mère poule, tout en lui taisant le passé. Cette réserve s’oppose à aux chansons mélos par le moyen desquelles les Vietnamiens expriment la profondeur de leurs sentiments et de leur nostalgie. Ce mélange paradoxal d’extrême pudeur et d’extrême sentimentalité est mis en scène avec beaucoup de délicatesse par Caroline Guiela Nguyen.
Ulysse a bien aimé, mais ses amies lui avaient tellement vanté ce spectacle, qu’il a presque été déçu. Emouvant, mais un peu long et lent. Mériterait d’être resserré par la metteuse en scène, comme on le fait d’un ressort un peu détendu?
Il en conserve pourtant trois belles choses qui s’impriment aussitôt dans sa mémoire :
d’abord la vision initiale du décor de restaurant ;
ensuite le charme poétique de la voix off de la jeune femme vietnamienne qui raconte l’histoire en français ;
enfin la phrase finale : « C’est ainsi qu’on raconte les histoires au Viêt-Nam : avec beaucoup de larmes. »