LA BELLE EPOQUE

Samedi 16 novembre 19

Après leur première vraie crise, c’est Alex qui reprend contact.

Il ne supporte pas de ne plus aller au cinéma avec Sarah (surtout quand, malgré le froid, elle met une petite jupe noire aussi ajustée) et il s’est montré prêt, pour une fois, à toutes les concessions nécessaires.

Notamment à aller voir La Belle époque, même s’il n’est pas en général très emballé par les films français, dont le scénario ne lui paraît jamais pleinement abouti. Il consent à aller voir celui-ci parce qu’il a conservé un bon souvenir de M et Mme Adelman. Il accepte aussi de retourner une deuxième fois dans la même salle, et ils se retrouvent à Odéon. Alors qu’il s’attendait à être déçu, il est emballé. Carrément emballé, il doit le reconnaître.

Pourquoi avoir pris autant d’incontestable plaisir à cette comédie ?

D’abord, l’idée du scénario, un sexagénaire qui retourne dans le passé, en 1974, l’amuse beaucoup. Il n’est pas assez âgé pour avoir vécu cette période mais elle lui paraît beaucoup plus intéressante et plus vivante que celle d’aujourd’hui. Sarah lui répond qu’il y a sûrement un lien entre les deux idées : c’est parce qu’il n’a pas vécu cette période qu’elle lui paraît plus intense que la sienne, étant donné qu’il est le genre de types à préférer vivre n’importe où, que ce soit dans le passé ou dans l’avenir, plutôt que dans le présent. En cela, il ressemble au personnage du vieux dessinateur caustique joué par Daniel Auteuil. Alex ne trouve rien à répondre à cette pique : Sarah commence à trop bien le connaître, c’en devient presque déstabilisant, d’autant plus que, des deux, il croyait être le seul à manier l’ironie.

Ensuite il a beaucoup aimé le thème des « Voyageurs du temps », la société de divertissement qui propose à ses clients  une reconstitution du passé de leur choix, cela permet un très joli éloge du cinéma et de l’artifice.

Et puis c’est super bien dialogué : ce Bedos paraît avoir hérité de celui de la génération précédente le sens des répliques qui font mouche par leur vacherie. Quelques scènes de dézingages tout azimut lors de repas en ville vraiment réjouissantes.

Sarah, elle, a aimé des choses plus discrètes. Notamment le personnage du fils, que ses deux parents (aussi bien la mère qui l’idolâtre que le père qui le méprise), prennent pour un arriviste déjà vieux dans sa tête, mais qui, en fait, s’occupe de sauver discrètement son père, et le couple de ses parents par la même occasion. L’élégance du scénario étant qu’il n’y ait même pas de scène d’explication entre le père et le fils (elle est déjà désamorcé, de façon à la fois émouvante et parodique, par le personnage du faux fils joué par Pierre Arditi).

Les acteurs sont épatants. On sent que l’auteur a mis assez de lui-même dans le personnage du « cinéaste » maniaque pour que le personnage de Guillaume Canet soit intéressant. Quant à Doria Tillier, elle est tellement étourdissante qu’elle parvient à donner de la flamme à son personnage d’actrice superficielle un peu trop (mal) aimée. Alex préfère ne pas insister sur la scène de reconstitution d’une soirée hippie où l’actrice chante seulement vêtue d’une mini-jupe vintage et d’une impertinence tout à fait actuelle, car il n’est pas sûr que Sarah apprécierait cette analyse désintéressée de cinéphile. Il trouve moins risqué de parler de Fanny Ardant : il fallait au moins elle pour parvenir à faire oublier à son mari et au spectateur la jeune fausse baba dont il est tombé amoureux. Dans la dernière scène, elle dégage une telle puissance d’émotion, une telle nostalgie, un tel désir fou de fantaisie, elle actualise aussi tellement de souvenirs d’embardées et de dingueries, depuis les Dames de la Côte jusqu’à Pédale Douce en passant par les films de Truffaut, qu’elle fait complètement éclater le cadre de cette comédie, lui donnant son vrai centre de gravité et sa vraie portée.

Sarah est d’accord avec lui, les quatre acteurs s’en donnent à cœur joie, même si, personnellement, elle n’est pas très sensible au charisme de Guillaume Canet. Mais elle a aimé Daniel Auteuil en ronchon qui s’épanouit dans la nostalgie, et que le passé ramène, en une douloureuse euphorie, vers le présent. Le comédien parvient à nous faire sentir d’un éclat de l’œil le retour à la vie de son personnage.

Alex continue à analyser le film mais, en fait, il pense à la chose curieuse qui vient de se passer. La réflexion sur le couple l’a vraiment touché. Pas tellement celui des trentenaires, un peu mécaniques (ils s’engueulent mais font l’amour, refont l’amour, mais se réengueulent, et quelquefois les deux en même temps), mais le vieux couple formé par Daniel Auteuil et Fanny Ardant. Le désamour : détester ce que l’autre est devenu par fidélité à l’idée que l’on se faisait de lui autrefois. Finalement, un peu la même situation que dans Chambre 212 (ce serait intéressant aussi, un film qui montrerait que l’on peut être très impressionné par l’évolution de l’autre, alors même qu’il s’éloigne de nous). Peut-être ce film-ci est-il plus émouvant, ou lui plus fragile, mais, à la fin, il s’est mis à pleurer. Carrément. Lui-même il a trouvé ça bizarre. Il pleurait sur quoi ? Sur la difficulté d’aimer ? Sur toutes ses foirades anciennes ? Ou sur la dernière en date, lui et Sarah, les difficultés qu’il éprouve à lâcher vraiment prise et à céder au charme ? C’est con de passer à côté du bonheur parce qu’on se dit qu’il est une idée trop naïve et que l’on est trop vieux et trop lucide pour elle. Allez, vas-y, imbécile !

Le plus curieux : après avoir repris son calme, il s’est tourné vers Sarah, pour lui dire une phrase stupide, du genre « Wahouh, elle envoie, Fanny Ardant ! » et il s’est tu, parce qu’il lui a semblé qu’elle pleurait elle aussi, un peu, sans le regarder. C’est plutôt comique, de pleurer chacun de son côté à la fin d’une comédie que l’on a trouvée tous les deux très drôle, non ?

Pendant le générique, ils parlent de tout, sauf de cette étrange réaction.

Leur conversation est plus décousue que d’habitude. Ils ont du mal à sérier les arguments et à analyser de manière rationnelle le charme pourtant évident de ce film. A la fin, dans le noir, des spectateurs derrière eux l’ont applaudi spontanément, alors que, après vérification, ils n’avaient rien d’ados venant voir Pirates des Caraïbes 4. Sarah lui fait remarquer que certains autres spectateurs paraissent n’avoir pas plus envie qu’eux de quitter la salle. Parce qu’ils sont eux aussi en train de discuter de ce qui les a remués dans ce film léger ?

Il paraît que Nicolas Bedos est un type beau, jeune, brillant, un fils-de qui peut exaspérer. Sarah, qui se moque toujours autant des réputations, trouve qu’il vient de réaliser en trois ans deux des comédies françaises les plus profondes. Comme quoi, on peut naître avec une cuillère dorée dans la bouche, mais, quand on l’enlève, avoir quand même quelque chose à dire.

Dommage qu’il n’y ait pas de séance suivante, sinon Alex resterait dans le cinéma. Sarah lui répond, narquoise : « Si tu as déjà envie de revoir ce film, tu connais ma définition (je te l’ai dite, la dernière fois que nous sommes allés au cinéma, même si elle remonte à déjà un peu de temps), ça veut dire que tu reconnais que c’est un chef-d’œuvre ! C’est ça ?

-Pas tout à fait mais pas loin. En tout cas, c’est le film français de cet automne dont j’attendais le moins et qui m’a le plus touché. Bizarre.

-Tu crois qu’on retournera le voir ensemble un jour ? J’aimerais bien moi. »

Elle lui a lancé cette question d’une façon si drôle et si crue qu’il craque. Il l’embrasse avant de se lever. Et puis il l’embrasse encore, pour vérifier le goût de ses baisers, comme Guillaume Canet dans le film. Mais, tout en l’embrassant, il se demande ce qui l’a fait pleurer, elle, tout à l’heure. Un souvenir ancien, un regret, de qui ? Ou bien la même raison que lui : en pensant aux ratés de leur amour naissant de quadragénaires, ce moteur un peu rétif qui a du mal à démarrer sans hoqueter ?