INFINI

Vendredi 15 novembre 19

C’est le troisième spectacle qu’Ulysse voit de Boris Charmatz, qu’il considère comme un génie. Un peu ce qu’est Pommerat pour le théâtre.

Le premier était « Levée des conflits » découvert dans une sorte de stade de banlieue en plein air à Avignon en 2011. Il se souvient d’une foule de danseurs effectuant tous le même parcours répétitif mais avec à chaque fois des variations, tous faisaient la même chose et c’était pour chacun différent, on ne savait pas s’il fallait essayer de regarder l’ensemble ou se fixer sur l’un des artistes, c’était géométrique et à la fois métaphysique. Curieux que lui, qui ne connait rien à la danse, ait pu rentrer sans effort à l’intérieur de cette machine qui avait tellement rebuté les jeunes autour de lui.

Le deuxième était « enfant ». Aux Amandiers déjà, il ne sait plus quand, peut-être en 2013 ? Des adultes portant des enfants, les manipulant en tout sens, avec une violente douceur, et puis le contraire, des enfants manipulant les adultes. Très étrange, très troublant. Il aurait envie de dire de nouveau : « métaphysique ». Et aussi : « beau ».

« Infini », dont il ne sait rien, a l’air d’être un spectacle plus intime, Six danseurs seulement, de tous âges, trois femmes, trois hommes (dont Charmatz lui-même). Alors qu’Ulysse ne sait pas du tout à quoi ressemble ce chorégraphe qu’il admire ressemble, il l’identifie sans peine pendant le spectacle : le danseur le plus âgé, le plus beau, le plus péremptoire et le plus autoritaire ne peut être que le metteur en scène. Hé bien, pas du tout, c’est le deuxième, plus jeune, plus décontracté, moins bon danseur aussi, lui semble-t-il. On dirait que les grands artistes sont souvent ceux qui n’en ont pas l’air.

« Infini » est un spectacle sur les nombres, sur l’idée de compter, jusqu’à l’infiniment petit et jusqu’à l’infiniment grand. Compter, parce que c’est l’opération de base que font les danseurs sur la musique. Compter, parce qu’aujourd’hui tu ne peux plus échapper aux nombres. Si tu perds ton code de carte bleue, tu es fichu. Toutes les informations que nous échangeons sont transcrites en langage binaire pour que nous puissions les échanger, par exemple cet article

Donc, les danseurs comptent, à voix haute. Parfois ils chantent. Très peu de musique.

Mais ils dansent aussi, évidemment. Quelquefois ensemble. Le plus souvent seul, chacun faisant son truc. A certains moments, quand on sort quelques secondes du spectacle, on dirait une assemblée de six malades mentaux, chacun livré à sa crise. On rit nerveusement. Et puis quand même, on est sérieux, alors on replonge.  

Une cinquantaine de gyrophares blancs sont posés sur le sol. Les véhicules de police du Grand Etat qui contrôle tout ? Ou bien une simple ambulance ? Parfois elles sont allumées toutes en même temps, parfois pas du tout. Parfois il n’en reste plus qu’une, c’est lorsque la vie s’éteint.

Ca commence par un compte à rebours jusqu’à l’explosion du zéro. Ensuite blocage sur 0-1, comme dans le langage informatique.  Les fractions. Les années d’une vie. Compter les moutons la nuit. Les chansons avec des nombres, les grandes dates de l’histoire humaine. Nouveau blocage sur 2015, l’année des attentats. Puis sur 2019, avant le décollage dans le futur et dans l’infiniment grand. Le mot de la fin : « Tout et plus encore ».

Chacun des six danseurs illustre parfois un nombre (tel est atteint d’une crise cardiaque sur le chiffre 65, tandis que tel autre achève sa décrépitude à l’âge vénérable de 124). Mais le plus souvent, le geste n’a pas de rapport direct avec le nombre. Chacun essaie non pas d’exprimer le nombre, mais d’échapper au nombre, à l’intérieur des nombres.

C’est souvent drôle, iconoclaste, parfois potache (les danseurs chantent en faux grégorien « Lè-è-che-moi-oi le cul ! » pendant que les nombres de l’histoire humaine évoquent le Moyen-Age). Parfois énervant, répétitif, bloqué. Parfois les deux en même temps, drôle et énervant. C’est dans cette hésitation, dira Charmatz après le spectacle, que quelque chose de profond risque d’advenir.

Ulysse se demande s’il aime ce qu’il voit. A la rigueur, il peut dire qu’il est intéressé.

Mais c’est moins beau, c’est moins hypnotiquement troublant et géométriquement dérangeant que ce qu’il a vu de Charmatz jusque-là. Pourquoi ? Peut-être parce que le thème est abstrait, qu’il ne permet pas d’explorer de grandes émotions humaines troubles (comme dans les portés de « enfant ») et que la répétition n’a pas le nombre suffisant de danseurs pour se déployer (comme dans « Levée des conflits »).

Des élèves très jeunes (collégiens ?) sont assis derrière Ulysse. Pas de problème, ils se tiennent sagement. Mais à plusieurs reprises ils laissent échapper leur joie (« Ah, c’est fini ! ») puis leur déception (« Oh non, ça recommence ! »). Cela lui rappelle la réaction des lycéens théâtreux du professeur Normal, qu’il avait accompagnés en Avignon, il y a déjà presque dix ans.

Après la représentation, les collégiens doivent assister avec leur classe à une rencontre avec Boris Charmatz. Ulysse décide de rester pour le plaisir un peu cruel de voir ce qui va bien pouvoir se passer entre l’artiste favori des festivals d’avant-garde et les gamins échappés d’une banlieue de nulle part : vous savez, ceux qui vivent non pas à quelques kilomètres mais à quelques années-lumière les uns des autres. Ceux dont les trajectoires n’auraient jamais dû se croiser, s’il n’y avait pas eu quelques profs (Ulysse en repère deux), un peu timbrés, comme le sont les vrais croyants.  

Hé bien, il est épaté de la qualité du dialogue qui s’instaure. Charmatz sait se mettre au niveau des collégiens, sans s’abaisser le moins du monde, en parlant « à hauteur », admettant ouvertement la possibilité qu’ils aient pu s’ennuyer. Eux de leur côté l’écoutent avec beaucoup d’attention. A la fin, l’un d’entre eux lui demande : « Oui mais (genre : mon pote, c’est bien gentil mais il va quand même falloir que tu nous dises quelque chose d’un peu concret, parce qu’après ma prof va sûrement nous coller un sujet d’écriture, et je me demande bien ce que je vais raconter) ce serait quoi, le message ? ».

Charmatz (qui a peut-être lui aussi ses sujets d’écriture, où il se demande bien ce qu’il va raconter, dans les « intentions » qu’il doit pondre pour les dossiers de presse) lui répond, avec un petit sourire complice : « Moi, quand je suis spectateur, je n’aime pas trop qu’on me dise quel est le message. Qu’on m’explique que je dois être ému devant une scène d’amour ou que je dois forcément rire devant un gag. Je préfère les pièces où l’on ne sait pas quel est le message sur le moment, qui nous agacent mais on continue à y penser après, et on découvre des choses. Peut-être que vous aurez oublié dès la semaine prochaine ce que vous venez de voir. Ou peut-être que ça vous a ennuyés mais que vous y repenserez et que vous trouverez vous-mêmes quel est le message. Moi, par exemple, j’ai vu un jour un spectacle bizarre, d’un metteur en scène qui s’appelle Claude Régy, il faisait parler ses acteurs très lentement, comme ça : «comment… tu… t’a… pelles…. ? » (il imite si bien l’acteur de Claude Régy qu’il fait rire tout le monde, les gamins aussi bien que les adultes), sur le coup je me suis dit, mais c’est pas possible, je m’en vais ! Mais je suis resté, et ce spectacle, après, j’y ai pensé tous les jours pendant un an ! ». Ulysse, quant à lui, croit se souvenir qu’il a également vu un spectacle de Claude Régy mais qu’il s’est dépêché de l’oublier.

Charmatz ajoute : « Ce sont des spectacles comme ça que je voudrais faire, vous comprenez ? ». Et le plus beau, c’est que tous les collégiens hochent la tête : ils comprennent.

Et ils continuent de parler ensemble un moment -le chorégraphe et les élèves- même après la fin de la rencontre.