Le « péplum » noble et sensuel d’une hétaïre de légende
Révélation. Christophe Bouquerel se glisse dans la peau de la légendaire courtisane. Pour notre plus grande délectation.
PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN
« Le Point » 25 juin 2015
A ceux qui, ces jours-ci, se demandent si l’apprentissage du grec est encore de quelque utilité (pour l’intelligence, pour le plaisir…), conseillons sans tarder de passer quelques heures en compagnie de la mythique Phryné, dont M. Bouquerel, helléniste de formation, a fait l’héroïne d’un roman dément, démodé, lettré, atypique et passionnant.
Pourquoi Phryné? Parce que l’histoire de cette hétaïre du IVe siècle avant Jésus-Christ, légendaire entre toutes, quoique désormais inconnue du grand public, vaut tous les feuilletons, toutes les téléréalités, toutes les sagas sentimentales dont le spectacle contemporain est friand. On pourrait en faire, de chic, une héroïne de prime-time ou une créature hollywoodienne avec, à la clé, un oscar pour Angelina Jolie dans le rôle titre. Car Phryné était sublime. Incontestable aïeule de Nana et de la Dame aux camélias, elle hante l’imagination érotique de l’Occident. Et sa vie, pur appel de fiction, vaut que l’on s’y penche…
Née en Béotie, d’une stupéfiante beauté, joueuse de flûte à ses débuts, cette jeune fille devint – malgré son patronyme, Mnésarétè, signifiant en vieux grec : « celle qui se souvient de la vertu » – l’une des plus célèbres courtisanes de l’Attique. Ses prestations, dit-on, étaient hors de prix (Aristophane lui donna 10 ooo drachmes pour une seule nuit), ses amants – le sculpteur Praxitèle, l’avocat Hypéride, le peintre Apelle… – se recrutaient parmi les mâles les plus en vue. Et, à force d’étreintes, puis au fil de banquets par elle sensuellement mis en scène, elle amassa une fortune si considérable qu’elle proposa de faire reconstruire à ses frais les murailles de Thèbes détruites par Alexandre. Son prénom, Phrynè -littéralement « crapaud», sans doute à cause d’un teint jaunâtre qui ajoutait de l’étrangeté à son éclat -, devint un étendard plus glorieux que ceux de Solon ou de Périclès, et il résonne jusqu’à nous à travers les poèmes de Baudelaire ou de Rilke et la musique de Saint-Saens, qui lui consacra un opéra en 1893. Rien dans son destin ne surpasse pourtant le fait qu’elle servit de modèle à Praxitèle pour sa fameuse Aphrodite de Cnide, après avoir posé pour la Vénus anadyomène d’Apelle. Sur ces épisodes, si propices aux thèmes et versions-exercices scolaires du temps jadis, quasi disparus au début du XXe siècle-, M. Bouquerel brode, ourle, digresse, retouche. Il sait tout. Sa langue est classique et prend son temps (1200 pages). Ce romancier doit admirer la Marguerite Yourcenar des « Mémoires d’Hadrien ». Il y a pire.
Attirons cependant l’attention du lecteur pressé sur ce morceau de bravoure que fut le procès de Phryne : des jaloux lui reprochaient, en effet, de vouloir importer à Athènes le culte du dieu Isodaitès, variante thrace de Dionysos, et l’affaire menaçait de mal tourner quand son avocat-amant Hypéride, à court d’arguments, arracha devant l’Aréopage la tunique de Phrynè, dont les formes splendides lui valurent aussitôt l’acquittement. Cette scène a été immortalisée par des peintres délicatement kitsch comme Jean Léon Gérôme (photo) ou Gustave Boulanger. Nous disposons désormais de la version romancée de l’épisode.On peut bouder ce genre de « péplum ». On peut aussi y barboter pendant l’été, juste avant de plonger, heureux, dans l’éternelle mer Egée.
« La premiere femme nue », de Christophe Bouquerel
(Actes Sud, 1198 p., 27 e).
Bon, je pensais avoir écrit tout autre chose qu’un « péplum » mais après tout, pourquoi pas? 😉