DOLOR Y GLORIA

Donc, de nouveau, Almodovar n’aura pas la Palme d’Or. Je ne sais pas encore si le palmarès du festival est mérité (j’attends avec impatience de voir Parasite de Bong Joon-ho, que j’adore depuis The Host).

J’avais un peu perdu contact avec l’oeuvre d’Almodovar ces dernières années et j’ai été surpris du changement.

Dolor y Gloria raconte l’histoire de Salvador, un cinéaste célèbre terrassé par des douleurs physiques, au dos, à la tête, à la gorge, qui l’empêchent de faire du cinéma et qui sont les signes visibles que lui envoie son corps de la crise qu’il traverse : il en a plein le dos des fatigues d’un tournage et de n’avoir pas su sur celui de son chef-d’œuvre gérer l’ego de son acteur, il a plein la tête des souvenirs d’enfance, surtout depuis la mort de sa mère, il en plein la gorge des mots qu’il n’a pas dits, à elle ou à ses anciens amants enfuis.

Le film raconte comment il se perd (en « chassant le dragon »), comment il se retrouve (en lui-même, dans sa mémoire), comment il se sauve (grâce aux autres, par des retrouvailles éprouvantes mais salutaires avec son acteur fétiche, son grand amour des années 80 et sa mère morte). Triple confrontation avec son passé, chaotique rédemption, profond parcours d’artiste qui reste ouvert, malgré la tentation du repli sur soi, aux impulsions que lui propose le hasard.

Le début du film est brillant : Salvador assis au fond d’une piscine, une cicatrice énigmatique lui barrant toute la poitrine (qu’évoque-t-elle : une simple opération à la gorge, ou au cœur, ou même une « césarienne » de lui-même ?), puis souvenir d’enfance lumineux de sa mère et de ses voisines en train de chanter tandis qu’elles étendent du linge, ensuite présentation burlesque, en graphiques anatomiques et voix off romanesque, des différents maux qui accablent son corps d’homme vieilli.

La suite est plus classique. Très classique même, pas du tout baroque ni mélo. D’une autobiographie d’Almodovar, on aurait pu attendre un retour coloré sur les années movida et l’on se trouve devant un film sombre, retenu, parfois drôle, souvent poignant.

La virtuosité tient ici à l’écriture, à la façon de faire progresser le récit par les deux esquisses de scénarios qu’écrit Salvador (l’un qui raconte sa passion pour un jeune camé dans le Madrid de la movida et l’autre sa découverte du désir pendant son enfance devant le corps d’un jeune maçon venu travailler pour sa mère). Elle tient aussi au montage, à la fluidité dans l’entremêlement des scènes du présent et des souvenirs. Et à la direction d’acteurs, qu’il pousse très loin.

Je repense aux scènes avec la mère : je me disais qu’elle était un personnage terrible, parce qu’elle s’occupait de son fils mais qu’elle ne le comprenait absolument pas, que cette paysanne bigote restait jusque bout insensible à l’art. Celui de Salvador mais aussi celui du jeune maçon, qui ne se contente pas de badigeonner de chaux les murs de la maison troglodyte où elle habite mais y pose, pendant des heures, des carreaux de couleur.

Et puis je me souviens de la scène inaugurale, que j’avais trouvée jolie mais dont je n’avais pas bien compris la nécessité : sa mère jeune lavant du linge au bord de la rivière et se mettant à chanter avec ses voisines. Scène chromo mais où la mère est artiste elle aussi, à sa manière populaire, collective et essentielle : en chantant à plusieurs une chanson d’amour pour adoucir le travail et profiter du soleil. Je comprends alors pourquoi, dans leur dernière discussion posthume, il lui dit qu’il a tout appris d’elle et de ses voisines sur l’art.

Antonio Banderas mérite évidemment son prix d’interprétation : justement parce qu’il est très dépouillé dans son jeu et qu’il se laisse voler la vedette par l’ami acteur, par l’ancien amant et par la vieille mère, qu’il se contente d’écouter et de regarder.

C’est à la fois cruel et profond qu’Almodovar soit récompensé à travers son double pour ce film sur un artiste confronté à ses doubles. Malédiction qui pourrait faire encore partie de Dolor y Gloria, qui pourrait appartenir encore au destin de cinéaste maudit de Salvador, mais dont sans doute Almodovar n’a que faire, s’il est seulement à moitié aussi désespéré, aussi revenu des honneurs, et aussi sauvé par sa pure envie de faire du cinéma que son avatar de fiction.

Il peut se moquer de n’avoir pas eu la Palme d’Or, il a fait mieux : un beau film, et qui, à mon avis, restera.

Pas très loin d’Armarcord de Fellini, et des autres œuvres autobiographiques où un cinéaste va au-delà de lui-même en se perdant dans sa mémoire.