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Broyer du noir

I. Broyer du noir pour en faire des images apaisées, au cinéma c’est possible.

Back Home (Louder than bombs)

Le père ne parvient plus à parler à ses deux fils, ni à dépasser l’idée que sa femme allait le quitter. Le fils ainé, le personnage apparemment le plus équilibré, professeur brillant et jeune père de famille, ment à tout le monde, notamment à sa jeune femme. Le fils cadet, un ado geek, est amoureux d’une sportive de son école et lui écrit le récit déjanté de sa propre vie. La mère, une journaliste de guerre mondialement célèbre, s’interroge sur la contradiction entre sa mission de témoigner du monde et son envie d’être back home, où les gens qu’elle aime et qui l’aiment ont appris à vivre sans elle. Elle s’interroge mais elle est morte trois ans auparavant dans un accident de voiture qui pourrait être un suicide, continuant de hanter son mari et ses deux fils.

Une histoire de deuil, et pourtant rien dans cette histoire qui soit sinistre. Car chacun va apprendre à accepter le passé et à faire un pas vers les autres. Joachim Trier, l’auteur du poignant et mélancolique « Oslo 31 août, explore avec « Back Home » l’autre face de la mort, non plus l’avant mais l’après, du côté de ceux qui restent. La construction de ce second volet du diptyque est exactement à l’opposé du premier : on ne suit pas un seul personnage au fil de sa dernière journée, mais quatre, dans une sorte de puzzle intérieur. C’est aussi beau, aussi délicat, et encore plus profond.

II.Broyer du noir en rêve aussi.

Le contenu de celui qu’il me raconte n’est pas très clair (il se trouve dans un train en partance vers l’URSS et il écrit des SMS) mais le message en est si insistant, me dit-il, qu’il se réveille en plein milieu de la nuit : « Rassure-toi, elle est saine et sauve, elle t’a écrit pour t’expliquer. » Dès les premières secondes, il ne comprend plus rien à ce scénario stupide, qui mélange les époques (celle de l’URSS et celle des SMS n’ont en commun que leur dernière lettre) et qui n’a strictement rien à voir avec leur relation. Pourtant, il se lève et il allume son ordinateur. Effectivement, elle lui a écrit. Un mail de rupture. Il pleure. De tristesse mais aussi de soulagement, parce qu’elle est vivante. Soudain, il retrouve exactement le sentiment de son rêve : ce n’est pas elle qui se trouve en danger au loin, au contraire c’est lui qui, à la fois affreusement triste et intensément soulagé, doit partir en exil de l’autre côté du rideau de fer de la séparation. Il savait depuis le début que ce jour-là viendrait où il serait rendu à son âge.

III.Broyer des corps, les nier.

Ceux des statues dénudées de Rome que l’on cache pour la visite du président iranien et ceux des femmes allemandes tripotées par des demandeurs d’asile en goguette ou en opération commandée à Cologne -scandale dérangeant pour les bonnes consciences progressistes comme la mienne, et dont l’article de Kamel Daoud et la pétition de « Femme et libre » m’aident à saisir les résonances. Décidément, comme du temps de Praxitèle et de Phrynè, le corps, notamment celui des femmes, pose toujours problème. Dans ces temps de retour du religieux et du refoulement, le corps des femmes pose de plus en plus problème. C’est à travers le corps, le nôtre mais surtout le leur, que passe la frontière entre l’Orient et l’Occident. Serait-ce parce que le corps nu, le corps libre n’est pas en soi respectable, qu’il peut être tripoté et qu’il doit être caché ?

Mais je crois que nous aurions tort de nous indigner de cette allégeance vaticane à la vision pudibonde du président chiite. Il s’agit simplement d’une marque d’hospitalité, qui, n’en doutons pas, sera réciproque. Il est certain que, lors du voyage prochain du Pape ou du président français à Téhéran, les autorités iraniennes s’empresseront, afin d’éviter que le regard de leur hôte ne soit heurté par une conception dégradante de la femme, de faire enlever les tchadors qui dissimulent honteusement les corps dans les rues de leur capitale.

IV. Marc Ferro : «Dans les prisons d’aujourd’hui, on sait que certains imams persuadent des délinquants qu’ils peuvent se réhabiliter en servant la cause de l’islamisme. Vaincus de l’histoire sociale, ces délinquants deviennent des héros virtuels. »

Cette remarque de l’allègre nonagénaire, au détour d’une interview, m’aide à passer de l’autre côté, et à saisir les motivations de ces terroristes que j’ai envie de considérer comme des monstres : leur échec ici, le sentiment d’humiliation, ils le compensent là-bas, se donnant l’illusion d’être des héros.

Elle m’aide aussi à saisir l’oeuvre de mort de nazislamistes : broyeurs des âmes que nous laissons à l’abandon, ils en font de l’obtuse chair à canon.

V .Broyer du noir pour en faire de la musique.

Ce qu’on commence à lire ici et là sur la mort de David Bowie est fascinant. Il s’était retiré sans faire de bruit depuis le début des années 2000, comme s’il donnait au public une première version de sa mort : la disparition silencieuse. Se découvrant atteint par le cancer, puis condamné, il décide d’en donner une deuxième version, plus réussie artistiquement, qui serait, non pas seulement un dernier retour mais la mise en scène impeccable du départ. L’explosion finale de la rock star en super nova. Double explosion : la comédie musicale « Lazarus » et le dernier album, « Black Star », dont tout le monde a pu remarquer qu’il était sorti quelques jours à peine avant l’annonce de la disparition de l’artiste et qui est devenu grâce à ce timing funèbre numéro 1 des ventes. Il y a là le projet fou d’intégrer la mort à son parcours artistique, d’en faire un ultime acte de création. Même le cancer, Bowie a réussi à en faire un producteur inspiré, même la camarde a été embauchée dans son équipe marketing.

Mais ce qui est beau, c’est que cette mort créative ressemble à sa vie. Depuis toujours, depuis son surgissement en Ziggy Stardust, Bowie se créait des personnages. Le dernier n’est pas le moins étonnant : son propre fantôme.

Faire de son agonie un sujet d’inspiration, mais pour la transformer jusqu’au bout en images poétiques et en sons.

Parmi les morts rocks, les plus marquantes étaient jusque là celles des stars adolescentes et junkies qui se crashent dans la carlingue de leurs propres excès à l’âge de 27 ans. Bowie en invente une autre, à 69 ans, tout aussi rebelle : le trépas maîtrisé de celui qui se projette lui-même dans les étoiles en blue bird.

Oh I’ll be free
Just like that bluebird
Oh I’ll be free
Ain’t that just like me

Il sera difficile de faire plus fou.

Il sera difficile de faire plus fort.

VI.Broyer du noir depuis plusieurs générations.

A table, comme du temps de l’enfance de Charles, son père évoque la légende familiale, et notamment la figure héroïque de son propre père, François. Le grand-père de Charles, dont il se souvient très bien, qui aurait été l’arrière grand-père de ses enfants (ils ne l’ont jamais connu mais ils ont l’air curieux de découvrir cette figure pittoresque). Puis, pour une fois, la conversation dévie et remonte encore une génération, pour se fixer sur une figure méconnue, sur le père de ce grand-père, un certain Armand, qui était quelque chose comme chef d’équipe à la SNCF dans les années 1920. Malgré les brusques réticences de sa mère, qui tente de faire taire son père, «on ne parle pas de lui, il est mort alors que ton père n’avait que sept ans, il ne s’en souvenait même pas, c’est hors de propos, ça n’est pas le sujet », la vérité finit par surgir : Armand s’est suicidé, par pendaison. Comment ce drame aurait-il pu ne pas marquer l’enfant ? Et même le père de Charles (la conscience familiale de chacun d’entre nous s’étendant à deux générations) ? Cet Armand, s’il s’est suicidé alors que son fils avait sept ans, c’était en 1918. Pourquoi ? Par dépression personnelle ? Parce qu’il avait fait la guerre et qu’il en était revenu traumatisé comme tant d’autres? La réaction de la mère de Charles est symptomatique de ce qui a pu se dire dans la famille : un black out opéré sur la mémoire du suicidé, même deux générations après, d’abord parce qu’on n’avait pas la distance de s’interroger tellement il fallait cacher et qu’ensuite on a oublié ce sur quoi il fallait s’interroger. Charles, qui n’a jamais connu cet homme, qui ne se sent plus lié à lui, n’est-il pas le premier à pouvoir se poser la question : qui était Armand ? Pourquoi a-t-il décidé de se tuer ? Qu’avait-il vécu pour avoir envie de mourir ? Comment avait-il rencontré sa femme, l’arrière grand-mère de Charles ? Quels avaient été les évènements marquants de sa vie ?

A la troisième génération ramener à la lumière celui qui broyait du noir.

VII.Les Ombres

Coup de cœur pour cette BD sombre et lumineuse sortie il y a plus d’un an. Le Grand Frère et sa Petite Sœur, chassés par les cavaliers de la guerre, tentent de passer du Petit Pays vers le Haut Pays, et de franchir les frontières et les déserts. Ce conte, enfantin et cruel, dit mieux qu’un essai ce qu’est l’ambiance actuelle de l’Europe.

Vincent Zabus l’a d’abord inventé sous la forme d’une pièce de théâtre. Puis il en a fait un scénario, qu’il a confié au dessin magique d’Hippolyte. Ce dessin transcende tout, il dit l’enfance, la drôlerie, la cruauté, le rêve, il fait voir les ombres vivantes des morts qui nous entourent et palpiter les sirènes rieuses dans les gouffres de la mer. Il broie du noir pour faire vibrer les couleurs.

VIII.Sous le ventre noir du cafard.

IX.Broyer du noir amoureux pour en faire de la lumière apaisée. C’est possible dans la vie aussi?

Depuis que je recueille ses confidences, je vois ce type fin mais un peu rude s’épurer. Ouvrir les mains, me dit-il, et les barreaux de la cage pour laisser l’autre s’en aller, puisque la relation que l’on a avec lui ne lui apporte plus assez. Le laisser prendre son envol, dans un geste à la fois faux (parce qu’il nous coûte) et totalement juste (parce qu’il nous permet d’atteindre à une générosité dont nous nous pensions incapable).

Quand le noir sera remâché, peut-être qu’il ne restera plus que le souvenir lumineux d’une belle histoire ?