Lundi 27 janvier 20
Ivo van Hove a créé la saison dernière ce montage de deux pièces d’Euripide que la Comédie-Française a joué cet été dans le théâtre d’Epidaure.
Les élèves de grec que le professeur Normal y emmène sont choqués par la violence de cette mise en scène.

Notamment le passage où Electre coupe le sexe du cadavre d’Egisthe, le mord et en recrache un bout. Le professeur leur explique que la mutilation des cadavres n’était pas une pratique rare dans l’antiquité grecque, lorsque l’on voulait humilier son ennemi mort et le priver des moyens de se venger. Le sang couvre les meurtriers encore plus que les victimes : il s’agit de ne pas édulcorer la violence mais au contraire de l’exhiber. De débarrasser le public français de ce voile de bienséance classique qui l’amène à ne voir Euripide qu’à travers Racine. La réaction de ses élèves prouve au professeur que le but est largement atteint : sous leurs yeux stupéfaits, Van Hove refait de la tragédie grecque une cérémonie sauvage. Les élèves ont été saisis aussi par les scènes de transe du chœur, soutenues par les roulements des timbales. Par ce décor de boue, dans lequel les nobles en costume bleu doivent s’enfoncer à leur arrivée jusqu’à mi-cuisse pour devenir aussi sales qu’Electre et les paysans les plus déshérités. Par ce bunker percé d’une seule porte, qui rappelle au professeur la skénè originelle, et dans laquelle on ne rentre que pour subir ou infliger le meurtre.
Interprétation habitée de Suliane Brahim, les cheveux presque ras, en Electre, et de Christophe Montenez en Oreste. En face d’eux, Elsa Lepoivre compose une émouvante Clytemnestre.
Normal se souvenait d’Electre comme d’une pièce intéressante. Notamment à cause de l’évolution des deux enfants meurtriers, qui, après avoir tué leur mère, accusent le dieu Apollon de leur avoir donné un ordre cruel. Il avait des souvenirs plus confus et plus mitigés d’Oreste, écrit plusieurs années après : un simple drame, bavard, rempli de péripéties mélodramatiques. Il se demandait quel était l’intérêt de monter ensemble les deux pièces, surtout que la première lui paraissait la plus forte.
Hé bien, non, c’est une idée brillante! Elle met en valeur la spirale infernale dans laquelle s’enferment les trois jeunes gens (Oreste, Electre et Pylade). Après avoir tué Egisthe et Clytemnestre, ils acceptent volontiers de mourir mais à condition d’entraîner dans la catastrophe ceux qui ont refusé de les aider, Hélène, Ménélas, Hermione. Et après, pourquoi pas, ce sera le tour du vieux Tyndare. Et du peuple entier d’Argos. Toujours en prenant à témoin le dieu. Plus de limite désormais à la rage exterminatrice de ces jeunes terroristes. Le lendemain, dans la salle de classe, le professeur Normal proposera l’idée que Van Hove et son dramaturge, Bart van den Eynde, nous parlent avec ces deux tragédies grecques de la radicalisation d’une certaine jeunesse contemporaine et nous renvoient au spectre de 2015. Ses élèves le regarderont avec une moue dubitative.
Pourtant la fin, de ce point de vue, est passionnante. Van Hove traite avec désinvolture l’intervention d’Apollon en deus ex machina. Le dieu propose une fin heureuse tellement absurde qu’elle ne peut qu’abasourdir les personnages et faire sourire les spectateurs. Mais l’image ultime proposée par le metteur en scène vient contredire ce retour artificiel à l’ordre et donner une conclusion plus affreusement logique à l’histoire. Le professeur Normal l’a interprétée comme le triomphe de la folie furieuse des humains : ils n’ont même plus besoin de leur dieu pour leur donner l’ordre de destruction.