ANGELS IN AMERICA

Vendredi 31 janvier 20
Comme d’habitude, la Comédie Française a placés les élèves en corbeille. Près de la scène mais tellement sur les côtés que l’on ne voit rien quand le jeu ne se situe pas au centre du plateau. Cette institution aurait-elle du mal à considérer qu’il faut installer dès aujourd’hui dans les meilleures conditions le public de demain ?
La mise en scène de Desplechin est intéressante mais elle ne provoque pas le même choc que la version de Brigitte Jaques il y a trente ans : l’impression de se trouver en face d’une œuvre qui exprimait la complexité de notre présent, et qui, par sa forme même (les split screens) parvenait à faire se rencontrer l’Histoire collective et l’histoire intime, les délires de l’anticipation politique et les hallucinations du mal d’aimer.

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Desplechin a beaucoup coupé dans le texte de la pièce-fleuve de Kushner, pour le réduire de moitié et le recentrer sur les relations amoureuses entre les quatre personnages principaux. Ca fonctionne mais ça ne bouleverse pas. Pourquoi ?

Peut-être les tourments de ces personnages, aux prises avec la maladie ou avec leur mauvaise conscience, sont-ils moins émouvants qu’ils ne l’étaient autrefois ? La tragédie du SIDA, nous l’avons déjà vu si souvent sur scène ou au cinéma qu’elle nous touche moins, la honte d’être homosexuel paraît aujourd’hui dépassée. Reste le seul choc des solitudes.


Ces personnages, désormais datés, c’est comme s’ils ne l’étaient pas encore assez. Pas encore assez radicalement éloignés de nous pour qu’un metteur en scène ose leur faire dire tout autre chose que ce qu’ils disaient originellement (comme on le fait couramment, et sans avoir l’impression de les trahir, avec des personnages de Molière ou de Shakespeare, ou comme Sivadier l’a fait récemment avec l’Ennemi du peuple d’Ibsen) ? Ces personnages de Kushner, qui ne sont plus d’une actualité saisissante, on ne sait pas encore s’ils vont s’éloigner définitivement de nous pour s’abîmer dans l’oubli ou bien s’ils vont survivre en tant que personnages classiques : propres aux métamorphoses. L’avenir le dira, la prochaine grande mise en scène, en février 2050. Là, aujourd’hui, ils sont comme figés dans leur gangue des années 80.

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Ulysse ne conteste pas ce choix de Desplechin. Il a égaré dieu sait où le texte de la pièce et il se doute bien que les longues tirades politiques et métaphysiques dont il a gardé le souvenir auraient perdu de leur actualité. Mais peut-être Desplechin aurait-il dû aller encore plus loin ? Et couper carrément, malgré le titre, tout ce qui concernait les « anges » ? Dans sa mise en scène, on ne saisit plus l’intérêt de ces entités hyper-politiques qui venaient hanter les vivants de leur vision décapante de l’avenir. Prior agonisant, au lieu de se replier sur son sort, était visité par un messager, qui voulait l’obliger à devenir prophète, c’est à dire consacrer ses derniers instants à parler non plus de lui-même mais pour les autres. C’était une belle idée, mais là, on s’en fout.

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Que reste-t-il de cette pièce d’après cette mise en scène qui la réduit à l’os amoureux ? Curieusement le salaud. Le personnage shakespearien de Roy Cohn, salaud flamboyant et lucide, taillé sur mesure pour la truculence de Michel Vuillermoz. Un moment de vraie émotion, qui fait frisonner Ulysse : quand le fantôme de Rachel Rosenberg, venant tourmenter son ancien bourreau sur son lit d’hôpital, accepte de lui chanter une berceuse enle tenant par la main; après ce moment de pathos absolu, Roy Cohn a la force de se redresser et de lui jeter au visage que non, il n’est pas mort et qu’il l’a bien eue. Et il crève sur cet ultime crachat de sarcasme. Alors Rachel aide Louis l’athée à dire le kaddish à l’intention de ce salaud qui l’a fait exécuter et qui vient de se moquer d’elle une dernière fois. Et c’est cela sa vraie revanche. Grande scène. Et superbement jouée.

Photo C Raynaud de Lage sur le site de la Comédie Française


De même le split screen, où Harper, la provinciale bigote et mal mariée, s’égare dans les vapeurs de ses médicaments et pénètre par mégarde au milieu de l’hallucination de Prior, le pédé new-yorkais qui va mourir. Les deux personnages les plus désespérés et les plus solitaires, ceux qui n’ont pas une chance de se rencontrer en réalité mais qui entrent en contact à distance par la magie de l’écriture. Oui, ces deux moments ont touché Ulysse, comme autrefois. Le reste moins.
Pourtant, Christophe Montenez compose un Joe émouvant, perdu entre son désir de se conformer à un modèle de normalité rigide et son homosexualité honteuse. C’est la magie de la Comédie Française que de revoir vendredi ce comédien, qui jouait lundi Oreste, dans un autre rôle aussi complexe mais situé à l’autre bout du répertoire. Cela permet de discerner des points communs, que l’on n’aurait jamais perçus sans cela, entre l’Oreste d’Euripide et le Joe Pitt de Tony Kushner : deux jeunes hommes torturés, pris au piège du devoir qu’ils s’imposent à eux-mêmes, cherchant leur salut dans l’application mortifère de la loi.
Ulysse a bien aimé aussi la fantasque et poignante Harper de Jennifer Decker.
Et puis Dominique Blanc, qui se délecte à composer plusieurs personnages, un pieux rabbin, un médecin brutalisé, la falote et poignante Ethel Rosenberg.